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L’Allocation universelle :
entre révolution et nostalgie
jeudi 2 février 2017, par , , , , , , , , , ,
Et si chaque citoyen, chaque citoyenne, dès sa majorité, recevait une somme d’argent mensuelle, indépendamment de sa situation familiale et professionnelle, sans devoir fournir la moindre justification ou contrepartie…
S’il s’agissait d’un droit, au même titre que le droit de vote… Et si, lors des prochaines élections, il suffisait de voter pour une formation politique pour que ce système soit mis en place…
Les leaders de cette formation passeraient-il pour visionnaires, retors ou affabulateurs ?
Avec insistance, ce questionnement s’invite dans les conversations de bistrot, les causeries de think-tanks et les universités d’été des partis. Avec immédiatement un premier problème : quel nom donner à ce nouveau système ? « Revenu inconditionnel » ? « Allocation universelle » ? « Revenu de base » ? « Dividende universel » ? « Salaire à vie » ? Chaque partisan d’une appellation fourbit soigneusement ses mots car, derrière des propositions apparemment identiques, se cachent des ambitions contradictoires.
Chacun s’accorde au moins sur un constat : le système proposé découple deux choses qui, depuis des décennies, étaient réputées inséparables pour la majorité de la population, à savoir l’« emploi » et le « revenu ». Tout à coup, voici qu’apparaît pour tout le monde la possibilité de percevoir de l’argent sans effectuer le moindre travail pour un employeur (public ou privé). Graal pour les uns, hérésie pour les autres… L’enjeu ne serait rien d’autre qu’un profond changement de société.
Mais peut-être exagère-t-on un peu… Après tout, l’actionnaire trouve depuis longtemps normal de recevoir un dividende sans faire d’effort autre que celui de placer son argent ; le rentier trouve depuis longtemps naturel de percevoir un revenu sans talent autre que celui de posséder un patrimoine. La seule nouveauté, finalement, c’est d’étendre ce privilège à toutes celles et tous ceux qui, jusqu’ici, n’obtenaient un revenu qu’en vendant leur force de travail.
Diversité des approches
Révolution ? Pas sûr… Il faut en effet souligner, pour commencer, que cette idée singulière n’est pas née de rien. Elle a une histoire, une ascendance. On peut au moins identifier cinq sources, très différentes, décrites ici par ordre chronologiques.
En premier lieu, citons les sociétés de bienfaisance, actives essentiellement au niveau communal : elles sont les ancêtres (pas si lointains) de nos CPAS. Ici, de manière évidente, il n’y a pas de lien entre argent reçu et vente d’une force de travail. Mais le revenu accordé n’est pas absolument inconditionnel : l’aumône est volontiers accompagnée de prescriptions comportementales (tempérance, soumission, pratique religieuse, etc.).
En deuxième lieu viennent les systèmes de solidarité mis en place par les mouvements ouvriers progressistes, jusqu’à notre actuelle sécurité sociale. Ici, une somme de cotisations versées par les uns constitue une somme d’allocations pour d’autres. Il s’agit donc d’un salaire, non pas différé mais mutualisé, sur la base d’un principe d’entraide et de solidarité. Dans ce cadre, le récipiendaire des allocations bénéficie d’un revenu monétaire alors même qu’il ne travaille pas ou plus (étant par exemple chômeur, malade ou retraité). Mais l’inconditionnalité n’est pas absolue ici non plus, car le bénéfice des allocations est réservé à des travailleurs (où à celles et ceux qui leurs sont liés par des liens de mariage ou de parenté).
Une troisième source est le projet libertarien d’un revenu minimal pour tous. Simple pécule de subsistance, celui-ci doit permettre aux plus pauvres de survivre… sans être acculés à faire la révolution. Il s’agit ici, principalement à partir des années ’70, de désamorcer des tensions sociales nées d’une croissance exponentielle des inégalités. En fournissant aux plus pauvres un revenu « tampon », les possédants s’achètent (le moins cher possible) une relative paix sociale. On peut y voir une variante de l’aumône des sociétés de bienfaisance, l’amour du prochain en moins, c’est-à-dire le cynisme en plus. Une contrepartie est exigée, qui consiste à accepter une série de prescriptions comportementales indirectes : quiconque veut vivre (et non plus seulement survivre) est prié de se rendre disponible pour le marché de l’emploi, réaffirmé comme le seul pourvoyeur légitime de revenus.
Une quatrième source, plus récente, émerge dans les années ’90. A cette époque, les nouvelles formes de pauvreté commencent à être mieux observées et décrites par les sociologues. Parallèlement, des mouvements de chômeurs et d’artistes amorcent un débat public autour d’un paradoxe : un grand nombre d’activités économiquement et socialement vertueuses ne sont pas valorisées sur le marché capitaliste de l’emploi. Par exemple, les prestations de nombreux artistes échappent au rapport salarial classique ; les activités de nombreux chômeurs et bénévoles contribuent à la prospérité collective mais sont tenues pour rien par l’administration qui les contrôle ; etc. La différence entre « travail » et « emploi » commence à apparaître. Elle suggère une déconnexion possible entre emploi et revenu, une redéfinition de la notion de sécurité sociale et de service public, une réflexion sur leurs modes de financement. Ce courant plaide pour un revenu véritablement inconditionnel, au nom de la créativité de chacun et de sa contribution au bien commun.
Un cinquième élément, plus récent encore, vient peser sur ce débat, et sans aucun doute en précipiter l’issue : l’accélération sans précédent de l’automation. En effet, les extraordinaires progrès de l’informatique, du numérique et de la robotique réduisent considérablement la part de « main d’œuvre » humaine dans de nombreuses tâches, au sein d’un nombre croissant de secteurs de l’industrie et des services. Le recours aux machines et aux logiciels permet en outre un accroissement (ou une maintien) des gains de productivité, dans un monde voué à la récession sur le long terme. Désormais, ce n’est même plus le salaire, mais la simple présence humaine qui devient une variable d’ajustement pour l’entreprise qui se veut compétitive. Aucun secteur, aucune profession n’est épargnée par le phénomène. Or si les employeurs peuvent se passer de travailleurs humains, comment ceux-ci, privés de tout salaire, peuvent-ils rester de bons consommateurs ? Un revenu découplé de l’emploi apparaît ici encore comme une innovation pertinente, pour de toutes autres raisons.
Ces cinq sources (et d’autres peut-être) alimentent des réflexions et des projections diverses et variées, portées par des acteurs se situant tantôt à gauche, tantôt à droite de l’échiquier politique classique. Les livres ou communications sur le sujet se multiplient. Naturellement, tous les acteurs du débat ne sont pas forcément conscients des sources ou des traditions auxquelles ils empruntent leurs arguments. Il s’ensuit, comme on l’a dit, une grande diversité des approches et des terminologies, selon la source privilégiée : « revenu de base » ou « revenu universel » (si l’on se situe plutôt dans une perspective d’employeurs), « allocation universelle » ou « salaire à vie » (si l’on s’inscrit dans l’histoire de la sécurité sociale), etc. Encore une fois, derrière chaque nom choisi, c’est tout un modèle social, économique et politique qui se profile.
Un tour de passe-passe ?
Cette présentation chronologique des sources du découplage entre revenu et emploi a un inconvénient majeur : elle tend à faire apparaître ce découplage comme « naturel », inscrit dans une histoire qui se déploie logiquement, étape par étape, époque par époque. Dans cette perspective, les débats actuels sur l’allocation universelle (optons pour ce nom) seraient simplement la marque d’un changement d’ère, d’une mutation inévitable de nos institutions et de nos modes de fonctionnement.
Quiconque s’opposerait à cette mutation se verrait dès lors considéré comme rétrograde, en particulier celles et ceux qui voudraient perpétuer l’actuel système de sécurité sociale (ou ce qu’il en reste). Au nom des récentes avancées technologiques, par exemple, il serait devenu impossible de trouver encore une pertinence à ce système. Bref, l’engouement pour l’allocation universelle pourrait bien contribuer à précipiter le démantèlement en cours de la sécurité sociale.
On peut même se demander si cet engouement n’est pas entretenu par certaines forces politiques et économiques, à un moment clé de notre histoire où la liquidation des conquêtes sociales du vingtième siècle paraît soudain possible. Il s’agirait alors d’un tour de passe-passe : focaliser l’attention sur les avantages d’un « revenu universel », permettrait de faire oublier que le système de sécurité sociale actuel reste viable et pertinent, à condition de cesser de confisquer et d’étrangler la puissance financière publique.
Ce tour de passe-passe est peut-être à rapprocher d’une autre manœuvre récurrente (et efficace) : faire miroiter aux salariés un « salaire-poche » plus élevé en rabotant la part de cotisation sociale « prélevée » sur ce salaire. C’est qu’il est devenu facile, aujourd’hui, de berner de la sorte le travailleur salarié, tant le fonctionnement et les enjeux de la sécurité sociale échappent au plus grand nombre. Concrètement, beaucoup de salariés ne voient plus leur salaire que comme un « pouvoir d’achat » individuel, sans plus percevoir les avantages d’un salaire mutualisé. Il n’est pas interdit de penser que l’indigence d’une partie des revendications syndicales a contribué à cette situation.
Cela peut aboutir à cette scène vécue : devant un distributeur de billets défaillants à sa banque, un client s’exclame : « Je paie mes impôts pour une machine qui ne fonctionne pas ! » Comme si recevoir de l’argent d’un Mister Cash, d’un employeur, d’une mutuelle ou d’un bureau de chômage était devenu une seule et même chose : une simple occasion de consommer.
A ce niveau de compréhension (ou d’ignorance), l’allocation universelle devient une sorte de « Win-for-life », infiniment plus simple qu’un véritable système de sécurité sociale, décrit comme trop complexe et trop coûteux. C’est peut-être là sa principale force de séduction, son pouvoir d’appel : à un large public de citoyens-consommateurs, elle peut aisément apparaître comme l’équivalent d’un « jack pot » immédiat (et récurrent), pour lequel il peut valoir la peine de renoncer à d’autres avantages, plus solides mais mal perçus.
Un ersatz de sécurité sociale ?
Dans cette perspective, il existe un risque sérieux que l’allocation unverselle soit effectivement vendue comme un ersatz de sécurité sociale, à une population de consommateurs myopes ou amnésiques (ou financièrement aux abois). Il est d’autant facile de faire passer pour obsolète tout un édifice fondé sur l’entraide, que cet édifice se trouve miné par quatre décennies de politiques économiques (ultra)libérales.
On en vient même à oublier que la sécurité sociale s’est voulue elle aussi, à l’origine, inconditionnelle. Par exemple, percevoir un Minimex n’impliquait pas autant d’épreuves et de contreparties que celles exigées aujourd’hui pour percevoir un Revenu d’Intégration. De même, jusqu’il y a peu, certains artistes ont pu vivre pendant des années avec l’équivalent d’une forme d’« allocation universelle », dans le cadre même de la sécurité sociale : bénéficiaires d’un « statut d’artiste », ils touchaient de simples allocations de chômage, qui leur permettaient de vivre décemment entre deux productions .
Comme on le sait, c’est le modèle dit de l’Etat Social Actif (« troisième voie » promue en Belgique par une force politique réputée de gauche : le SP.A !) qui a rendu l’accès à la sécurité sociale de plus en plus conditionnel, imposant une série croissante de procédures de contrôle et d’évaluation à toutes les catégories d’allocataires sociaux. Si l’on se souvient de la situation antérieure à ce basculement, alors on peut défendre l’idée que l’allocation universelle n’est en rien une innovation : elle est plutôt un retour à l’essence de la sécurité sociale… Mais ce retour s’effectue par le biais d’un mécanisme concurrent de cette sécurité sociale : paradoxe et coup de bluff !
Car effectivement, au sein du grand public, l’intérêt pour l’allocation universelle est proportionnel aux restrictions apportées en matière d’accès aux allocations sociales. Plus ces dernières sont conditionnées, au nom d’une chasse à l’assistanat (et aux économies), plus s’exprime la nostalgie d’un système rétrospectivement perçu comme généreux. Pour le dire autrement, c’est l’exaspération née des contrôles répétés au sein notamment de l’Onem et des Cpas, qui conduit un nombre croissant d’« usagers » de la Sécu à rêver d’une somme mensuelle forfaitaire, redevenue inconditionnelle. Et c’est aussi la peur croissante d’être privés de leurs droits qui conduit un nombre grandissant d’allocataires sociaux (et de travailleurs précaires) à trouver cette solution plus attrayante qu’une sécurité sociale incertaine.
Ainsi, promouvoir l’allocation universelle peut être un moyen d’occulter des chapitres entiers et des enjeux profonds de l’histoire sociale. En particulier, cela peut aisément faire oublier un fait majeur de cette histoire : c’est d’abord un rapport de force défavorable aux promoteurs de la sécurité sociale qui a entrainé une telle évolution (et une telle régression) de son champ d’application. Or l’Histoire aurait pu s’écrire autrement. L’Histoire peut encore s’écrire autrement, si ce rapport de forces se modifie.
Bref, en s’imposant comme une innovation, le concept de « revenu universel » pourrait fonctionner comme une trappe, refermée sur un passé riche de propositions profondément plus subversives.
Et le service public ?
La possibilité d’une sécurité sociale forte, déjà obtenue naguère, serait ainsi passée sous silence, au nom de la promotion de l’allocation universelle. De la même manière, le projecteur braqué sur cette dernière conduirait à rejeter dans l’ombre un autre débat crucial : celui sur l’état et le financement des services publics, mis à mal par les mêmes politiques (ultra)libérales qui ont démantelé la sécurité sociale.
En effet, le service public fait lui aussi appel à un modèle de mutualisation des ressources. Cette mutualisation se veut au service d’un bien commun, accessible au plus grand nombre, indépendamment des moyens financiers des uns et des autres. Or c’est précisément cette mutualisation que l’allocation universelle tend à faire disparaître des écrans radars, en mettant principalement en lumière les rentrées financières individuelles.
A l’inverse, au lieu de se demander quel montant pourrait être versé mensuellement à chaque individu sous la forme d’une allocation universelle, on pourrait se demander quels services publics pourraient être accessibles gratuitement à tous. C’est alors un tout autre modèle et une toute autre approche qui s’imposent, et obligeant à concevoir autre chose que de simples flux monétaires.
A la question du « partage des richesses » (en fonction du nombre d’individus) pourrait se substituer la question du « partage des ressources » (en fonction des besoins de chacun). La revendication d’une « égalité » (des revenus) pourrait céder la place à une exigence d’ « équité » (des chances offertes, en comblant les carences propres à chacun). Ce ne sont pas là de simples jeux de mots, mais des changements de perspectives, en fonction de priorités clairement redéfinies.
Soulignons au passage qu’envisager la question du bien être d’une population en termes de gratuité, de ressources et d’équité (plutôt qu’en termes de revenu, de richesses et d’égalité) conduit à des remises en question profondes, y compris parmi les forces « progressistes ». Par exemple, dans cette perspective élargie, quel syndicat pourrait encore se borner à défendre en priorité le « pouvoir d’achat » de ses adhérents ?
Et le partage du temps de travail ?
Le modèle du « revenu universel » entre également en tension avec un autre, qui connaît lui aussi un regain d’intérêt : celui qui concerne la réduction du temps de travail. Cette tension est complexe.
D’une part, encore une fois, focaliser l’intérêt sur l’allocation universelle conduit à marginaliser la réflexion sur le partage du temps de travail, puisque celui-ci s’inscrit dans le cadre actuel de la sécurité sociale.
Mais d’autre part, la réduction du temps de travail sans réduction de salaire opère ou favorise elle même un glissement vers un découplage partiel entre emploi et revenu. Ce découplage partiel pourrait être une étape vers un découplage total. Ainsi, selon l’angle de vue, l’allocation universelle semble tantôt empêcher, tantôt favoriser la transition vers le partage du temps de travail.
Cette tension entre les deux modèles tient au fait que, l’allocation universelle et la réduction du temps de travail sans réduction de salaire ont pour enjeu une réappropriation du temps. En particulier, la réduction du temps de travail s’inscrit dans le prolongement de la Loi des huit heures : celle-ci avait pour ambition de libérer du temps pour que les travailleurs (et dans le meilleur des cas les travailleuses) puissent se rendre à la maison du peuple, s’instruire, décider ensemble quoi produire (y compris en matière d’œuvres d’art), etc. Le partage de temps de travail avec maintien du salaire nourrit cette même ambition. Peut-on prêter les mêmes vertus à l’allocation universelle ?
Un Cheval de Troie ?
En réalité, qu’il s’agisse de sécurité sociale, de services publics ou de partage du temps de travail, l’allocation universelle peut apparaître comme un leurre. La cautionner, c’est prendre le risque de faire disparaître la notion de contrat social. C’est en effet ce contrat social qui relie l’individu qui bénéficie d’un avantage et le groupe social qui lui permet d’en bénéficier (et qui en profite à égalité avec lui).
De ce point de vue, l’allocation universelle fonctionne comme un Cheval de Troie, introduit dans la Cité pour la dévaster de l’intérieur, en prenant d’assaut les structures qui la maintiennent. Evidemment, le pouvoir de nuisance de ce « Cheval de Troie » est d’autant plus grand que la l’« attractivité » de la sécurité sociale, du service public et du partage du temps de travail est en baisse.
Dans cette perspective, on peut alors se demander si, pour contrebalancer la séduction exercée par l’allocation universelle, la solution n’est pas de rendre à nouveau « sexy » la sécurité sociale et, plus largement, les principes de mutualisation, d’entraide et de solidarité.
C’est là une tâche aussi excitante que difficile… L’exemple peut naturellement venir d’ailleurs, particulièrement de pays ou de régions durement éprouvées par la crise économique et financière de la Zone Euro, par exemple en Grèce et en Espagne. On peut ici penser au modèle mis en œuvre à Marinaleda. D’autres « victoires » ponctuelles peuvent redorer la légende de l’entraide et de la solidarité (on songe encore à l’entreprise marseillaise Scop’Ti, occupée puis reprise par ses travailleurs).
Dans tous les cas, on peut craindre que, sans une redécouverte largement partagée de ces valeurs et de ces stratégies fondées sur l’entraide, l’avènement de l’allocation universelle finisse par faire le jeu du système capitaliste, fondé sur la compétition généralisée et l’exploitation de chacun par tous les autres.
Certains le formulent encore plus clairement : si la sécurité sociale, le service public et le partage du temps de travail ne redeviennent pas des piliers de l’imaginaire de la Gauche (ou de ce qu’il en reste), alors on s’achemine vers une disparition de ces mécanismes élaborés de solidarité. Le débat sur l’allocation universelle aboutira alors très probablement à la disparition définitive de tels mécanismes.
Si l’on s’achemine vers un tel épilogue, alors effectivement cette idée « révolutionnaire » n’aura été que poudre aux yeux, miroir aux alouettes, fumigène ou cheval de Troie, selon la métaphore que l’on préfère.
De tout ce qui précède, on peut dégager cette mise en garde : gardons-nous de lâcher la proie des conquêtes sociales passées pour l’ombre de l’allocation universelle. Avant d’embrasser un nouveau modèle présenté tantôt comme la panacée, tantôt comme la fin de l’Histoire, observons soigneusement à quoi ce modèle demande de renoncer… et ce qu’il propose en échange.
Rapport de forces
Mieux vaut ne pas oublier que tout modèle social ou économique se structure sur la base d’un rapport de forces entre divers acteurs, qui prétendent structurer le discours collectif et le vivre ensemble. Les différents modèles centrés sur le revenu ou l’allocation universel(le) ne font pas exception, malgré tous les espoirs de lendemains qui chantent qu’ils suscitent.
Ainsi, l’ampleur du découplage « emploi »/« revenu » (induit par l’allocation universelle) peut connaître diverses variantes, selon que l’emploi reste ou non au centre du jeu. Chaque variante résulte du rapport de forces entre au moins deux types d’acteurs : ceux qui produisent et ceux qui possèdent. A une extrémité du spectre, ceux qui produisent servent ceux qui possèdent : ce sont ces derniers qui déterminent ce que les premiers produisent et consomment. A l’autre extrémité du spectre, ceux qui produisent sont ceux qui possèdent : à eux de définir ensemble ce que signifient « produire », « consommer » ou « travailler ».
Toute théorie ou tout programme politique faisant l’éloge de l’allocation universelle se positionne inévitablement à un endroit de ce spectre, selon le rapport de forces qu’il promeut de manière explicite ou implicite.
Dès lors, il est vain de vouloir trouver, dans le débat sur l’allocation universelle, un apaisement ou une résolution des contradictions que l’on trouve à l’œuvre partout ailleurs. Et il faut se méfier de celles et ceux qui prétendent réconcilier le monde entier sous la bannière de ce nouveau modèle.
Des revenus… et des droits
Par ailleurs, pour être complète, toute réflexion sur l’allocation universelle doit s’inscrire dans un questionnement plus large, dépassant le simple problème des revenus, pour aborder celui des droits auxquels chacun peut prétendre.
Aujourd’hui en effet, pour la majorité de la population, avoir un emploi n’est pas seulement obligatoire pour espérer gagner de quoi vivre ; c’est aussi nécessaire pour bénéficier d’une série de droits et d’accès : à la sécurité sociale, à divers services publics et privés, à l’aide au logement (pour ne pas parler de l’accès au crédit).
En de nombreux domaines, il existe ainsi une discrimination manifeste entre qui possède un emploi et qui n’en possède pas. Cette discrimination n’est pas seulement le fait des employeurs ou des autorités publiques. Elle est aussi déterminante chez les acteurs progressistes. Les syndicats, par exemple, s’érigent avant tout en défenseurs des travailleurs, la situation des sans-emplois recevant en leurs rangs une attention et une mobilisation moindres.
C’est aussi pour cette raison que la disparition du lien entre d’une part l’emploi et d’autre part les revenus et les droits, ouvre un questionnement parfois difficile à entendre par les syndicats. Ceux-ci préfèreront naturellement la piste de la réduction du temps de travail, qui ne remet pas ce lien en cause.
Droits de tirage
Du reste, la réponse à la pauvreté peut-elle être uniquement de nature financière ? En a-t-on fini avec la pauvreté d’un individu ou d’un groupe social après qu’on a augmenté ses ressources financières, son « pouvoir d’achat » ? On peut en douter et suggérer, dès lors, que l’octroi d’un revenu soit remplacé ou complété par un accès gratuit à diverses ressources primordiales.
En matière de services publics, chaque personne pourrait ainsi disposer de « droits de tirage » : droit à disposer d’un logement adapté, en fonction de sa situation familiale, accès à un réseau étendu de transport en commun, à une offre culturelle gratuite ou abordable (chèques culture), etc.
Ce débat interroge en fait le rapport de chacun à la valeur « monétaire », et situe les limites des différents modèles envisagés : tous semblent en effet tenir pour acquis que la richesse consiste à pouvoir dépenser une certaine somme d’argent. N’est-on pas là retombé, avant même d’en être sorti, dans une logique capitaliste que l’on prétend combattre ou dépasser ? Ne souscrit-on pas, sans même s’en rendre compte, à l’évangile individualiste de l’Homo Œconomicus ?
A l’inverse, un remplacement total de la richesse monétaire par une série de « droits de tirage » pose d’autres problèmes, en termes d’étouffement des diversités : s’agit-il par exemple d’imposer à tous les célibataires le même logement, à tous les enfants le même chèque culture ?
Sur ce point précis, l’exemple de Cuba donne à réfléchir : dans le modèle cubain, en effet, le consommateur dispose certes d’une série de droits (et de devoirs)… mais la limitation des choix (en matière de logement par exemple) suscite bien des frustrations. Le jugement porté par les cubains eux-mêmes sur leur modèle social et politique semble perpétuellement hésiter entre gratitude et reproche.
On voit bien que le débat sur l’allocation universelle renvoie à un autre arbitrage délicat : d’un côté, l’octroi d’un revenu strictement monétaire a des implications qu’on peut dénoncer comme individualistes et consuméristes ; d’un autre côté, la satisfaction de besoins de base par des voies alternatives (comme les droits de tirage) expose à d’autres dérives, dont une standardisation des existences… du même ordre que celle induite par le capitalisme contemporain.
Au final — nous y reviendrons dans la conclusion —, toute réflexion sur l’Allocation Universelle bute sur ce vieux dilemme : comment articuler l’égalité et la solidarité avec la liberté ?
Aujourd’hui, ce dilemme est d’autant plus prégnant que la raréfaction des ressources énergétiques va inévitablement imposer des limitations de la liberté de consommer. Bon gré mal gré, nos sociétés s’acheminent vers une prescription des normes et des comportements de consommation (on pense notamment à l’évolution des contraintes en matière de logement). Or, s’agissant de la satisfaction des besoins fondamentaux du plus grand nombre, jusqu’où aller dans ces prescriptions ? Il va bien falloir répondre concrètement à cette question brûlante.
Des revenus… et du temps
Une autre question incontournable s’invite dans le débat sur l’allocation universelle, lorsqu’on cesse de se focaliser sur l’exigence d’un revenu monétaire. C’est celle, complexe, des racines des inégalités et de la domination. Après tout, ne surestime-t-on pas le pouvoir de l’allocation universelle d’éliminer ou de restreindre la domination d’une fraction privilégiée de la population sur une autre.
Premièrement, en effet, le temps supplémentaire et la liberté individuelle accrue grâce à l’allocation universelle ne sont pas les mêmes pour une personne A, qui n’a pas d’autre rentrées financières, et pour la personne B, qui perçoit par ailleurs une rente ou des dividendes. Une des clés pour résorber cet écart, c’est la distribution équitable des conditions de possibilité d’exercer sa liberté et d’occuper son temps.
Deuxièmement, restaurer une égalité économique suffit-il à réduire ou à empêcher d’autres types d’inégalités, notamment celles qui fondent une domination culturelle, souvent beaucoup plus insidieuse ? Cette question embarrassante mérite d’être posée aussi aux penseurs catalogués à gauche, prompts à dénoncer les inégalités économiques induites par le système capitaliste… en oubliant au passage le capital social et culturel dont eux-mêmes bénéficient, sans forcément être enclins à le redistribuer.
Au passage, ce dernier questionnement révèle une ligne de fracture récurrente au sein de nombreux collectifs progressistes, confrontés à un certain « entre-soi ». Certains s’en accommodent, au nom d’une forme de répartition des tâches dans la lutte sociale ; d’autres au contraire le dénoncent, en évoquant la nécessité cruciale de s’entendre avec des franges de la population dépourvue de ce capital social et culturel.
Un modèle soutenable ?
Enfin, pour terminer, imaginons que le modèle de l’allocation universelle soit finalement jugé souhaitable (après avoir soigneusement pesé toutes les questions et objections envisagées jusqu’ici)… Il resterait alors deux choses à démontrer : premièrement, que ce modèle est économiquement soutenable, c’est à dire qu’il peut être financé et alimenté sur le long terme ; deuxièmement, que ce modèle est socialement soutenable, à savoir qu’il ne conduit pas à une déstabilisation du fonctionnement collectif, notamment en matière de « répartition des tâches ».
S’agissant du financement, une première approximation [à vérifier] situe l’enjeu : en Belgique, pour financer une allocation universelle de 1500 € par mois et par personne (on est très au delà du chiffre proposé par un Philippe Defeyt), la somme totale à dégager serait de 108 milliards d’€. C’est évidemment une somme considérable. Même s’il existe globalement dans le pays une création de richesse suffisante, même si certains disent savoir « dans la poche de qui » il faudrait prélever cette somme, on voit bien la difficulté : comment infléchir le rapport de force entre « riches » et « pauvres » pour obtenir une mesure d’une telle ampleur, alors que des luttes infiniment plus modestes échouent ?
S’agissant de l’impact de l’allocation universelle sur l’organisation sociale, une question revient systématiquement : si la pression du marché de l’emploi disparaît ou diminue, qui acceptera encore de prendre en charge les tâches, fonctions ou professions réputées difficiles, ingrates ou simplement dangereuses ? Un exemple est souvent donné : celui du ramassage des déchets. Aujourd’hui, cette fonction (indispensable) est assurée le plus souvent par des travailleurs peu qualifiés. L’allocation universelle changera-t-elle la donne ? Pour le meilleur ou pour le pire ?
Naturellement, on peut envisager la création d’un service civil, où chacun et chacune serait tenu de s’acquitter de certaines de ces tâches, à tour de rôle. Mais deux doutes subsistent. D’une part, la motivation de l’ensemble du corps social est-elle acquise ? La notion même de contrat social ne risque-t-elle pas de se dissoudre dans l’allocation universelle (après s’être déjà dissoute dans la compétition capitaliste) ? Le lien entre ce qu’on reçoit de la société et ce qu’on fait pour elle apparaîtra-t-il nécessairement aux bénéficiaires de cette allocation ?
D’autre part, qu’en est-il des tâches pénibles ou dangereuses qui exigent aussi un haut niveau de qualification ? Comment rendre de telles professions désirables dans une société où il est possible de vivre avec un revenu n’imposant a priori aucune contrainte ?
Conclusion : Liberté, Egalité, Fraternité
On le voit, le débat contemporain autour du découplage entre l’emploi et le revenu (quel que soit le nom qu’on lui donne et quel que soit le projet de société qui le sous-tend) pose un grand nombre de questions complexes, à propos desquelles les possibilités de désaccord sont légion.
Sans se hasarder à prévoir l’issue de ce(s) débat(s), on peut être certain de deux choses : le sujet sera de plus en plus à l’ordre du jour et les positions qui vont s’affirmer resteront encore un certain temps irréconciliables. Le temps peut-être que les contraintes planétaires imposent une réinvention complète de nos modèles économiques, politiques et sociaux… sans garantie que ce soit une bonne nouvelle.
Cette actualité incontournable des débats autour du découplage entre emploi et revenu s’explique évidemment — on l’a vu — par une série de caractéristiques de sociétés « développées » contemporaines. Mais elle prend aussi racine dans des aspirations plus profondes et peut-être moins rationnelles, qu’il faut aussi prendre en compte. Citons-en trois, comme trois invitations à poursuivre une réflexion déjà très dense.
Premièrement, percevoir une somme d’argent sans devoir offrir une contrepartie apparaît nécessairement comme un horizon désirable dans une société vouée à la consommation. Il y a même là plus qu’un horizon : peut-être un mirage, fondé sur une certaine représentation de ce qu’est la liberté. Ce n’est pas un hasard si, en Belgique, la première apparition du « Revenu de base » dans un programme électoral est le fait d’un parti nommé Vivant (fondé en 1997 par l’homme d’affaires Roland Duchâtelet), porté par le slogan « Libérez-vous ! ».
Deuxièmement, l’idée que cette somme d’argent soit la même pour toutes et tous apparaît elle aussi comme désirable, inévitablement, à toute personne encore attachée à la valeur cardinale d’égalité. L’attrait pour l’allocation universelle procède alors d’un idéal plus vaste : la restauration de cette égalité dans un monde toujours plus inégalitaire. Comme on l’a suggéré plus haut, il y a là aussi matière à illusion, si l’on persiste dans une perception strictement monétaire des inégalités. Mais peut-on se défaire de l’illusion sans abandonner l’idéal ?
Troisièmement, le découplage entre revenu et emploi apparaît nécessairement désirable à quiconque souhaite vivre dans un monde délivré de l’hyper-compétition contemporaine. C’est-à-dire dans un monde davantage fondé sur la fraternité. Soustraire chacune et chacun à l’injonction d’être plus compétitif que tous les autres pour vivre, ce ne serait pas le moindre des prodiges de l’allocation universelle. On se prend alors à rêver de la réhabilitation du collectif dans un monde d’individus ou du surgissement du commun au royaume de la propriété privée. A nouveau : mirage ou possibilité ?
L’allocation universelle apparaît ainsi comme un objet d’autant plus désirable que l’on projette sur elle, consciemment ou inconsciemment, les idéaux fondateurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Or n’est-ce pas fonder trop d’espoirs sur une seule et même idée ? D’autant que cette fameuse triade, héritée de la Révolution Française, ne manque jamais une occasion d’attiser les contradictions, au sein même de ses adorateurs.
Finalement, l’allocation universelle et ses avatars ont probablement quelque chose à voir avec l’idée même de révolution, puissamment réactivée en cette époque de mutations profondes. D’un côté, promu par des forces conservatrices, le « revenu de base » est au service d’un statut quo : il porte la crainte d’une possible révolution en cours. D’un autre côté, promue par des forces progressistes, l’ « allocation universelle » est au service d’une transformation radicale. Elle porte alors, selon les cas, l’espoir d’une révolution future ou la nostalgie d’une révolution passée.
Notes :
(1) Question : est-ce un phénomène inéluctable ou est-ce un rapport de force défavorable aux travailleurs humains qui explique le caractère massif et incontrôlé de l’informatisation et de la robotisation dans de nombreux secteurs, poussant vers le chômage (ou pire) un nombre croissant de personnes ? (Voir infra).
(2) Le système perdure partiellement, désormais strictement encadré par l’Onem et le Forem.
(3) Il serait plus indiqué de parler de « partage du temps d’emploi ».
(4) Voir supra.
(5) Question déjà esquissée à propos du service public : voir supra.
Voir en ligne : L’ALLOCATION UNIVERSELLE - ENTRE RÉVOLUTION ET NOSTALGIE
Les auteur-e-s
Joanne Clotuche,
Rosario Marmol Perez,
Marie-Anne Muyshondt,
Aurélie Nisot,
Audrey Taets,
Steve Bottacin,
Didier Brissa,
Maximilien Lebur,
Sylvain Poulenc,
Michel Recloux,
Olivier Starquit,
Pour le Collectif Le Ressort
POUR ALLER PLUS LOIN
* Matéo Alaluf & Daniel Zamora (dir.),
Contre l’allocation universelle, éd. Lux, 2017.
* Matéo Alaluf, L’Allocation universelle —
Nouveau label de précarité, éd. Couleurs livres, 2014.
* Mona Chollet, « Imaginer un revenu garanti
pour tous », Le Monde diplomatique, mai 2013.
* Mona Chollet, « Le revenu garanti et ses faux
amis », Le Monde diplomatique, juillet 2016.
* Mona Chollet, « Revenu garanti, l’invité surprise
», Le Monde diplomatique, mars 2017.
* Les Économistes atterrés, Fondation Copernic,
Faut-il un revenu universel ?, Les Éditions de l’Atelier, 2017.
* Bernard Friot, L’Enjeu du salaire, éd. La Dispute, 2012.
* Bernard Friot, Émanciper le travail — Entretiens avec Patrick Zech,
éd. La Dispute, 2014.
* Baptiste Mylondo, Ne pas perdre sa vie à la gagner — Pour un revenu de citoyenneté, éd.du Croquant, 2014.
* Baptiste Mylondo, Un Revenu pour tous ! —
Précis d’utopie réaliste, éd. Utopia, 2014.