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Les deux mains droites de l’Etat…
(Texte retenu par la presse puis finalement non publié, sans explication...)
jeudi 19 avril 2012, par , , , , ,
Si l’on veut bien s’y attarder un moment, l’évolution du travail de médiation dans les quartiers de nos villes prend un tour assez paradoxal.
D’un côté, le policier se trouve de plus en plus confronté dans son travail à des problématiques sociétales et se sent dessaisi de son rôle régalien de gardien de l’ordre public. De l’autre, le travailleur social est de plus en plus invité à remplir un rôle de « flicage », à exercer une fonction accrue de contrôle et de sanction. Le travailleur social y voit une torsion par rapport aux apprentissages qu’il a acquis lors de sa formation, tandis que le policier se dit qu’il n’a pas été préparé au travail social, pas plus qu’aux questions interculturelles.
S’il est vrai que l’urgence de certaines interventions permet difficilement de prendre du recul par rapport à ce que l’on fait, il n’en reste pas moins que la pauvreté et la désespérance augmentent. De ce fait, l’intervenant (social ou policier) est de moins en moins capable de s’extraire de la situation problématique pour, parfois, en tirer des généralisations spécieuses mais qui le confortent dans son expérience directe. D’autant plus que ses possibilités réelles d’y apporter des solutions ne cessent de se réduire. Chacun, dans son coin, émet ses petites théories et il n’y a plus de moment réservé à une réflexion collective qui donnerait du sens à ce que l’on fait, que l’on soit assistant social ou gardien de la paix.
Au niveau des maisons de jeunes, on ne peut qu’être consterné par la dérive qui a fait glisser un projet d’émancipation des citoyens vers une mission de répression. Les autorités attendent d’une maison de jeunes qu’elle canalise les émotions des jeunes de manière à ce qu’ils ne créent pas d’émeutes. Est-ce bien son rôle ? Elles souhaitent que l’assistant social contrôle le pauvre de façon à ce que ce dernier, tout en étant une victime de la société de consommation, reste le gentil consommateur participatif que les marchés souhaitent qu’ils soient. Est-ce bien sa fonction ?
C’est pourtant vers cela que l’on a orienté les besoins et les désirs de la population : non plus vers une envie de devenir un citoyen actif, critique et responsable mais vers la nécessité de consommer vite, beaucoup et de façon exclusive. Mais pour cela, il faut du temps et de l’argent… Et on s’étonnera que des jeunes, aux parents eux-mêmes pris dans cet engrenage infernal, abandonnés par l’enseignement et l’éducation permanente (dont les acteurs apparaissent souvent volontaires mais impuissants), délaissés par la puissance publique, écartés du « marché » du travail par l’économie néolibérale mondialisée, prennent l’initiative de construire leur propre « petite entreprise » qui leur laisse pas mal de temps et pas mal d’argent. Seul bémol, ces entreprises sont parfois de nature illégale…
L’humanisme qui devrait prévaloir dans la prise de décision sociétale est remplacé par un algorithme informatique. Des cases formalisent des situations. Les décisions suivent automatiquement. On se retrouve alors dans une relation où les deux parties se sentent frustrées par manque de reconnaissance de son interlocuteur. Du mépris dans le chef de celui qui reçoit : son interlocuteur ne fait plus qu’encoder ses paramètres dans la machine. À quoi sert-il ? En retour, celui qui donne se sent désinvesti de sa mission de progrès. Mais bon, tels sont les principes du nouveau management public et qui oserait s’opposer à la réforme et à la modernité ?
Bourdieu a conceptualisé le rôle de l’Etat en une main gauche qui protège et redistribue et une main droite qui réprime. Mais si ces deux mains ne connaissent plus le langage de ceux qu’elles ont en face d’elles, si ces deux mains ne pétrissent plus des humains mais de la simple mécanique des corps, nous risquons fort la schizophrénie : cette maladie typique de la consommation effrénée qui exige des producteurs performants et sacrifiés au travail et, dans le même temps, des consommateurs oisifs mais avides d’accumulation d’objets inutiles. L’Etat moderne semble n’avoir plus que deux mains droites.
Cette mutation des métiers et les contraintes imposées par cette nouvelle conception de l’Etat montrent clairement la nécessité dans les milieux progressistes d’une réflexion sur le rôle de l’Etat.
C’est dans ce contexte qu’un jeune doit trouver sa voie. Sans se croiser les bras. Les dispositions prévues par le nouveau gouvernement ne vont malheureusement guère l’y aider puisqu’elles restreindront les moyens de l’action publique, les moyens financiers et les possibilités de développement personnel des jeunes et des familles déjà les plus précarisés, et vont attiser la rancœur et la colère des futurs adultes. Nous ne devrons dès lors pas nous étonner si les conduites asociales et de haine envers la société se multiplient. Si nous voulons éviter cela, il devient urgemment nécessaire de réinvestir des moyens humains et matériels dans tous les secteurs sociaux à même de jouer un rôle de prévention.
Pour le Collectif Le Ressort,
Jean-Paul Bonjean, Didier Brissa Maximilien Lebur, Laurent Petit, Sylvain Poulenc et Olivier Starquit