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Société de la concurrence et non de la connaissance
lundi 2 août 2010, par , ,
À la mi-mars 2010, la ministre de l’Emploi Joëlle Milquet (CDH) a fait part de sa volonté de modifier la réglementation du travail des étudiants. Objectif : « travailler plus pour gagner plus », selon une formule connue dont l’équation mensongère a pourtant déjà été démontée plus d’une fois [1].
Actuellement, des cotisations sociales réduites sont prélevées sur la rémunération de l’étudiant jobiste, s’il respecte un double plafond de prestation : maximum 23 jours entre le 1er juillet et le 30 septembre et maximum 23 jours le reste de l’année. Le projet gouvernemental supprime la distinction entre les deux périodes, rendant plus attractif le recours au travail étudiant pendant l’année scolaire, en instaurant un plafond unique de 50 jours de travail par an pour bénéficier de cotisations sociales réduites.
Outre le potentiel impact négatif sur le bon déroulement des études, force est de constater que le travail étudiant est devenu un important facteur de flexibilisation tout au long de l’année. Venant s’ajouter au volant constitué par les chômeurs, les étudiants forment une main-d’œuvre malléable, flexible, d’autant plus disponible pour des horaires irréguliers tôt le matin ou tard le soir, ou le dimanche, que les cours qu’ils suivent sont majoritairement donnés en journée et en semaine. A l’instar du travail intérimaire, le recours permanent (et non plus principalement pendant les périodes de vacances) au travail étudiant est de plus en plus fréquent dans les entreprises. Il passe d’ailleurs régulièrement par les agences intérim. Travail étudiant et travail intérimaire deviennent des passages obligés pour accéder à l’emploi.
Au vu de la logique patronale utilisant cette flexibilité pour elle-même et pour faire pression sur les salariés adultes sous contrat « stable », il faut également comprendre pourquoi les jeunes acceptent de telles conditions de travail. La raison principale en est le coût des études de plus en plus élevé. Coût que les parents salariés peuvent d’autant moins supporter qu’eux-mêmes voient leurs conditions se dégrader, avec la complicité inconsciente des étudiants. Le système tient du cercle vicieux : au nom de la liberté de chacun de travailler, les enfants gagnent individuellement un peu d’argent de poche mais en font collectivement perdre davantage à leurs parents. Ils doivent dès lors travailler davantage, minant leur propre futur de salariés. En outre, cette situation renforce les inégalités sociales, les plus pauvres supportant proportionnellement un coût plus grand pour payer leurs études, ils acceptent donc des boulots à n’importe quel prix, triment… Et passent parfois tellement de temps à travailler qu’ils mettent leurs études en danger, au risque de se retrouver sans qualification, condamnés au chômage ou à continuer à accepter des boulots de m… sur un « marché de l’emploi » où ils seront concurrencés… par des étudiants !
La démocratisation de l’enseignement, sa massification n’en étant pas synonyme, est un leurre. On nous vante sans cesse la société de la connaissance, celle-ci étant de moins en moins accessible, vu le niveau du minerval et le coût des études. On comprendra pourquoi le 24 mars dernier les étudiants manifestaient pour « Sauver Wendy » [2] . En outre, ce sont de plus en plus des compétences fonctionnelles qui sont inculquées, et de moins en moins des savoirs citoyens. En réalité, l’Union européenne entend surtout faire remonter le taux d’emploi [3] des 15-64 ans. On a bien lu : des gens à partir de 15 ans, donc des étudiants. L’émancipation cède face aux injonctions marchandes.
Si cette société de la connaissance s’éloigne de plus en plus des jeunes en âge de scolarité, elle s’éloigne aussi de ceux qui sont déjà dans les entreprises, où les congés éducation sont de plus en plus difficiles à obtenir. Et que dire des stagiaires, dont on multiplie le nombre d’heures en situation ? Ce type de formation pourrait être une bonne chose, mais il sert bien souvent aux entreprises qui recherchent des salariés pas ou très peu rémunérés, taillables et corvéables à merci.
Face à ces évolutions, les solutions ne peuvent qu’être collectives et pensées comme changement de société. Il faut donc redire que l’enseignement se doit d’être gratuit. Réellement gratuit. Cela passe d’abord par son refinancement, réclamé durant des années par les syndicats enseignants, souvent laissés bien seuls. Ce refinancement doit permettre, comme le réclame la Ligue des Familles, d’organiser pour tous et gratuitement des cours de rattrapage et de remédiation (ceux-ci sont de plus en plus organisés par le secteur privé qui flaire la demande solvable de certains, ce système renforçant encore plus la reproduction des inégalités). Des fonds publics doivent également être dégagés pour rénover les locaux des écoles publiques sans passer par des partenariats publics-privés [4] . De meilleures bourses d’études et un relèvement des plafonds de revenus permettant d’y accéder sont nécessaires, comme le réclament la FEF et d’autres organisations de jeunesse. La recherche fondamentale doit être revalorisée, alors qu’actuellement seule la recherche appliquée, à rentabilité immédiate, retient toute l’attention. Il faut enfin revaloriser les formations professionnelles, pour lesquelles la rémunération des stagiaires doit être revue et doit être en rapport avec la masse salariale de l’entreprise.
Comme l’ensemble de la société, l’enseignement a besoin d’un retour de l’Etat comme acteur central, soucieux de l’émancipation économique, sociale et intellectuelle de chaque citoyen-ne, et luttant pour réduire les inégalités.
[3] Rappelons qu’une heure de prestation suffit pour intégrer ce taux d’emploi : on est loin du CDI à temps plein.
[4] La vente de bâtiments par le gouvernement fédéral montre aujourd’hui cruellement le coût collectif de la location de ces mêmes bureaux.